Ces dernières années on a assisté à une “marketisation” de la course à pied. Ce sport qui était à l’origine facile d’accès et sans contrainte est devenu une véritable industrie. Le business du running nous impose une multitude de règles et de codes. Le coureur est placé dans une position de servitude vis à vis de cette discipline. Au-delà de la dépendance physique qui est indéniable s’ajoutent donc des contraintes économiques et sociales. Le coureur n’est plus seulement dépendant, il est prisonnier d’un cadre ultra normatif. Le coureur est l’avatar d’une société de la consommation et de la performance.
Et si on révisait notre pratique de la course à pied. Un genre de « back to the roots ». Il s‘agirait de retrouver une pratique simple de la discipline. Nous devons nous libérer de la recherche de sens, en acceptant la dépendance à l’ivresse créatrice d’une énergie nouvelle.
Un super pouvoir
Quel sport se pratique avec autant de facilité que celui de la course à pied ? Il me suffit d’avoir une paire de baskets et hop c’est parti. Je peux courir en semaine, le weekend, en vacances ou en déplacement professionnel. Courir est en tout lieu et en tout temps possible. L’expression même de l’absence de contrainte ou de dépendance, la liberté absolue.
C’est d’ailleurs un symbole de l’émancipation féminine. Dans le documentaire « Free to run » Katherine Switzer, première femme à avoir couru le marathon de Boston en 1967, raconte. À l’époque les gens disaient “”si tu cours tes jambes vont s’épaissir. Des poils vont pousser sur ta poitrine ! Tu vas devenir un homme, voire pire ! Tu ne pourras ni te marier, ni avoir d’enfants !”. À une époque où les femmes n’étaient autorisées qu’à courir après leur mari, certaines ont commencé à revendiquer le droit de courir en compétition. Le but était de se maintenir en forme ou pour le plaisir tout simplement. L’histoire du running est celle d’une longue lutte. Un combat qui a contribué à l’émancipation de la femme. Car courir c’est aussi et surtout être libre : tu peux courir n’importe quand, n’importe où, à n’importe quelle heure.
Au-delà de l’émancipation des femmes, courir c’est aussi se libérer de ses addictions. Si je devais faire une comparaison ce serait avec une espèce de super pouvoir. Courir permet de créer l’énergie nécessaire pour trouver la volonté de vaincre le manque et se réapproprier son corps. La course permet de retrouver des sensations perdues et une pratique régulière permet de retrouver une bonne hygiène de vie. La course agit comme un cercle vertueux. Elle nous libère de nos démons car elle nous rend fier. Et pour retrouver ce sentiment nous réfléchissons à deux fois avant de nous resservir un verre ou d’allumer une cigarette.
Mais si la course libère des addictions n’en n’est-elle pas une en elle-même ?
Ivresse et Performance
Une pratique excessive de la course à pied peut cependant créer une dépendance physique et comportementale. La dépendance physique est comparable à celle que peut connaître l’alcoolique. La claque d’endorphines que le coureur de fond prend lors de ses sorties longues est comparable à l’euphorie que l’on peut ressentir après quelques verres. C’est pour retrouver cette sensation de lâcher prise que le sportif accro va devoir retourner courir. Ici la course que se voulait libératrice au départ devient une dépendance. Au-delà de cette dépendance physique une pratique excessive de la course à pied peur être à l’origine de comportements déviants. L’accro à la course ne va plus courir pour s’entretenir, se dépasser, profiter d’un beau paysage ou passer du temps avec un ami. Il va courir pour assouvir un besoin obsessionnel, un désir irrationnel et incontrôlable. Et cela se fait au détriment souvent de sa vie familiale et sociale.
A ces formes de dépendance s’ajoute une contrainte sociétale. Lors des dernières décennies, la course à pied est devenu un vrai business. Les grandes marques de l’industrie du running se sont approprié la discipline et donnent le ton. Courir ne suffit plus, il faut en plus être beau et bon. On fait plus attention à son look et au temps affiché par sa montre qu’au plaisir de courir. Nos sorties sont prévues, calculées, enregistrées, comparées. On ne court plus à la sensation mais pour répondre à une norme dictée par la société de la consommation et de la performance. La course en ce sens est une forme d’aliénation au dictat du résultat.
Et si on s’émancipait ?
La notion d’aliénation est un concept majeur de la pensée du 20è siècle. Elle traduit le renouvellement de l’idée de liberté. Est aliénant toute situation contraignante qui nous dépossède de notre liberté . Je veux partir en voyage mais pour y arriver je dois gagner de l’argent et donc travailler. Ma liberté réside dans la recherche de sens à travers le voyage. Cette saisie de sens est contrainte par les conditions de production du sens. Ces conditions sont la contrainte financière et donc l’obligation de travailler. Si on retranscrit ce cheminement à la course à pied cela donne en quelques sortes cela : je veux participer à un marathon mais pour y arriver je dois préparer mon corps et m’entrainer. La recherche de sens (le projet d’un marathon) est ici de nouveau contrainte par les moyens de production du sens (l’entrainement). Hannah Arendt analysait ce phénomène comme un asservissement à l’idée que nous avons de devoir produire du sens alors que l’absence de sens croissante est caractéristique du monde moderne. C’est l’absurdité de cette croyance qui nous angoisse et nous perd.
Mode d’emploi
Alors on s’en sort comment ? Et bien j’aurais tendance à dire que ce qui compte ce n’est pas l’arrivée mais le chemin. Il faut s’émanciper de cette pensée moderne qui pose le besoin de sens ou de finalité au cœur des aspirations humaines. Il faut changer notre rapport aux processus que nous engendrons. Et si ce que comptait ce n’était pas le but mais la quête (les fans d’Orelsan comprendront ce que je veux dire) ? Courir oui mais pas pour la performance, pas pour devenir une meilleure version de soi-même. Courir oui mais sans montre et sans « fancy outfit », sans musique dans les oreilles et sans ceinture cardio. Il s’agit de courir non pas pour quelque chose ou après quelque chose mais tout simplement courir de plaisir et redonner du sens à un monde dans lequel on a perdu la foi.